LINGER ou l'écheveau de la vie
LINGER s'ouvre sur une porte. Une porte... fermée, comme le précise le titre, mais qui laisse filtrer par sa baie vitrée, face à nous, un long rai de lumière vertical. La photo à elle seule ne suffirait pas, sans doute, à inspirer l'idée de la
naissance. Mais elle est suivie par une autre image qui met elle aussi en exergue l'entrée de la
lumière, puis par trois photos successives de fenêtres. Trois fenêtres différentes donnant toutes sur l'extérieur, toutes trois basées sur un jeu d'ombre et de lumière très tranché, l'une d'elle éclairant le visage d'un jeune homme tourné vers le dehors.
La troisième, exactement centrée sur un point précis de lumière filtrant à travers un feuillage, fait face au premier texte du livre...
Linger. Dont les premiers mots sont
«Light comes...».
A l'autre extrémité du livre, on l'a vu, le texte
«Que te dejen...» clôture le voyage par des lignes magnifiques sur la mort: non pas la nôtre, mais la mort
des autres qui contamine
notre vie, qui nous hante tout au long de notre vie. Car la mort habite la vie, elle est tissée dans les fibres mêmes du vivant, alors même que le vivant ne peut jamais en avoir l'expérience directe puisque quand il meurt, il n'est plus... Et pour l'homme, elle est également inscrite au plus profond de sa conscience.
LINGER est, à mon sens, un livre sur cette présence de la mort au cœur du vivant. Sur cette échéance au sein de la vie qui en fait à la fois la valeur et le drame, comme le noir éclaire le blanc – jamais l'un sans l'autre: la beauté dans le contraste, ainsi que nous le montrent bon nombre de photos.
Un livre sur l'écheveau de la vie qui se dévide inexorablement, sur le temps qui passe, sur le temps qui reste. Sur le temps qui n'est plus...
"Blood of time". Sur le temps qu'on ne rattrapera pas, malgré tous nos efforts; sur les instants que l'on ne revivra pas...
"Linger".
Linger, rappelons-le, signifie
s'attarder, dans le double sens de
quitter à regret, de prendre son temps (on pourrait traduire cela par flânerie, errance, mais le mot anglais est plus fort) et de
trace rémanente. Ce titre colle au livre comme un gant. Le poème lui-même mériterait un commentaire complet, que nous ne ferons pas ici... quelqu'une disait sur un autre forum qu'elle y voyait le cycle de la vie, les saisons se déroulant les unes après les autres. J'y vois également les
deux éléments que l'on retrouvera tout au long du livre: nostalgie du passé, hantise de la mort à venir.Quelques pages plus loin, il y a la photo d'un berceau. Plus exactement, la photo d'un chemin avec d'un côté les jambes d'une femme assise, que l'on discerne peu, et de l'autre côté, le berceau, seul. Face à cette image, un texte d'une amertume presque insoutenable,
Parker – description d'un vieil homme marqué par la vie surveillant des enfants, qui voit
« with no one's eyes all the living, all the dead » (1)... On reverra ladite photo quelques pages plus loin mais cette fois-ci, brouillée par le procédé de floutage qu'affectionne Viggo... brouillée pr le passage du temps.
Juste après
Parker, on ouvre une double page magnifique, avec deux photos au grain très précis. Au centre, en lettres rouges:
« Death will come, always out of season ». Sur la photo de gauche, un chemin bordé de rocailles trace son point de fuite en direction... d'une montagne, qui bouche l'horizon. Sur celle de droite, une lumière d'orage éclaire avec un contraste saisissant de hautes herbes... sur lesquelles un immense nuage
« pèse comme un couvercle ».
Beaucoup de routes, de chemins aussi dans ce livre, allégories du chemin de la vie... ce qui n'est pas un thème nouveau chez VM – il suffit de lire ses poèmes. Le thème du voyage est bien présent, comme avec cette photo d'une silhouette vue dans le rétroviseur d'une voiture...
et toujours le thème du temps, sur lequel je ne veux pas trop m'appesantir ici car nous le ferons sur le topic réservé, tant il imprègne, comme un fil d'Ariane, tous les livres de Viggo et plus particulièrement celui-ci...
LINGER est-il un livre triste? Peut-être... ce que vous venez de lire vous aura sans doute donné cette impression. Il est indéniable en effet que certaines photos, certains textes sont extrêmement durs – je pense à
Letter to Brigit, bien sûr, mais surtout à
Done, atroce; et à la photo
Kaitoke 7, 2003 de la page 87, autoportrait de Viggo montrant un visage totalement spectral, qui me serre la gorge à chaque fois que je le vois...
Pourtant l'impression d'ensemble dégagée par le livre n'est pas lugubre. Car cette présence du temps dont nous parlions tout à l'heure se révèle aussi à travers la perception d'une
sereine acceptation; sagesse peut-être, ou en tout cas maturité. Parfois douce nostalgie, amertume ou regret, parfois spleen plus violent certes, ou chagrin bouleversant; mais toujours vus comme à travers un prisme, avec recul, avec distance. Comme d'un voyageur qui regarderait passer sa vie avec celle des autres. Et qui se prend en photo, d'ailleurs, comme il photographie les autres... La vie passe, oui. Que faire alors sinon en capturer quelques instants?
Et s'il est vrai que tout passe, que nous aurons notre temps et que nous en sommes souvent réduits à
« continuer ici, pour le moment, tant que ça dure »(2); s'il est vrai que l'être humain
« [n']est [qu']une ombre, un fantôme fait de folie et de souffrance »(3), - quelques clichés de rayons de soleil, de taches de lumière filtrant à travers un feuillage ou brillant tout au bout d'un tunnel, sont là pour nous rappeler que la vie a sa valeur et qu'il faut mettre à profit le temps qui nous reste.
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(1) VM,
Parker, p.23
(2) VM,
"Sigo aca, de momento, hasta cuando sea.", dernier poème p.104
(3) citation du poète soufi Rûmi, p.41:
"The human shape is a ghost made of distraction and pain. Sometimes pure light, sometimes cruel, trying wildly to open, this image tightly held within itself."